XVI
Quand, ayant frappé, Byron n'obtient pas de réponse, il quitte la véranda et, contournant la maison, pénètre, par-derrière, dans la petite cour fermée. Tout de suite, il voit le fauteuil, sous le mûrier. C'est une chaise de pont en toile, raccommodée, déteinte et défoncée depuis si longtemps par le corps de Hightower que, même vide, elle semble contenir toujours, dans un embrassement spectral, l'informe obésité de son propriétaire. En s'approchant, Byron pense combien la chaise muette, évocatrice de désuétude, de paresse, d'un misérable éloignement du monde, est, en quelque sorte, le symbole et la réalité aussi de l'homme lui-même. « Et je vais encore déranger tout cela, pense-t-il avec ce léger retroussis de la lèvre, pensant Encore ? Le dérangement que je lui ai causé, même lui va se rendre compte maintenant que ce dérangement n'était rien. Et c'est encore un dimanche. Mais, je suppose que, puisque dimanche a été inventé par les hommes, dimanche veut également pouvoir se venger de lui.
Il s'approche de la chaise, par-derrière, et y plonge ses regards. Hightower est endormi. Un livre ouvert repose, à l'envers, sur l'enflure de sa panse, là où la chemise blanche (elle est propre et fraîche aujourd'hui) bouffe hors du pantalon noir et élimé. Les mains de Hightower sont croisées sur le livre, mais paisibles, bienveillantes, presque pontificales. La chemise est à l'ancienne mode, avec un plastron plissé, mal repassé. Il n'a pas de col. Sa bouche est entrouverte, la chair lâche et flasque pend autour de l'orifice rond où les dents inférieures apparaissent, jaunies. Elle pend aussi du nez encore fin, seule partie du visage que l'âge, la défaite de pénibles années, n'ont pas encore changée. En regardant la face inconsciente, Byron a l'impression que l'homme entier s'envole loin de ce nez qui se retient, invincible, à un reste d'orgueil, de courage, se dresse au-dessus de la veulerie de la défaite, comme un drapeau oublié sur une forteresse en ruine. La lumière, le reflet du ciel à travers les feuilles de mûrier, miroite et brille sur les verres des lunettes, et Byron ne peut pas dire au juste quand Hightower ouvre les yeux. Il ne voit que la bouche qui se ferme et un mouvement des mains croisées quand Hightower se redresse.
— Oui, dit-il. Oui ? Qui est là ?... Oh ! Byron !
Byron le regarde gravement. Mais ce n'est plus avec compassion, maintenant. C'est avec rien : simplement un air sobre, décidé. Il dit, sans aucune inflexion :
— On l'a arrêté, hier. M'est avis que vous ne le savez pas plus que vous ne saviez l'assassinat.
— Arrêté !
— Christmas. A Mottstown. Il est entré en ville et, d'après ce qu'on m'a dit, il s'est promené dans les rues jusqu'à ce qu'on le reconnaisse.
— Arrêté ! » Maintenant Hightower est assis sur sa chaise. « Et vous êtes venu me dire qu'il est... qu'on l'a... »
— Non. On ne lui a encore rien fait. Il est encore vivant. Il est en prison. Il n'a pas de mal.
— Pas de mal ! Vous dites pas de mal ! Byron dit qu'il n'a pas de mal... Byron Bunch a aidé l'amant de la femme à vendre son ami pour mille dollars, et Byron dit qu'il n'a pas de mal ! Il a caché la femme au père de l'enfant pendant que ce... dirai-je cet autre amant, Byron ? Le dirai-je ? Tairai-je la vérité parce que Byron Bunch la cache ?
— Si c'est la rumeur publique qui fait la vérité, alors, je suppose que c'est la vérité. Surtout, quand on saura que je les ai fait mettre en prison tous les deux.
— Tous les deux ?
— Brown aussi. Bien que j'aie dans l'idée que la plupart des gens ont fini par comprendre que Brown n'était pas plus capable de tuer, ou d'aider à tuer, qu'il n'était capable d'arrêter le criminel ou son complice. Mais, tout le monde peut dire que, maintenant, Byron Bunch l'a fait mettre en sûreté sous les verrous.
— Ah ! oui. » La voix de Hightower tremble un peu, haute et grêle. « Byron Bunch, le gardien de la moralité et du bien publics, le gagnant, l'héritier des primes, car elle va échoir maintenant à l'épouse morganatique de... Dirai-je cela aussi ? Lirai-je Byron encore dans cela ? » Alors, il se met à pleurer, énorme et flasque dans sa chaise défoncée. « Ce n'est pas ce que je veux dire. Vous le savez bien. Mais ce n'est pas bien de venir me troubler, de me tourmenter ainsi, quand j'ai... quand je me suis appris à rester... quand eux tous m'ont appris à rester... Que cela m'arrive à moi, s'empare de moi maintenant que je suis vieux et réconcilié avec ce qu'ils estimaient... »
Une fois déjà, Byron l'a vu, avec la sueur coulant sur son visage comme des larmes, mais, cette fois-ci, ce sont des larmes qui coulent sur ses joues flasques, comme de la sueur.
— Je sais. C'est bien peu de chose. C'est vous troubler pour bien peu de chose. Je n' savais pas. Je n' savais pas quand je m'en suis mêlé, au début. Sans cela, j'aurais... Mais vous êtes un homme de Dieu. Vous ne pouvez pas vous soustraire à...
— Je ne suis pas un homme de Dieu. Non que ce soit mon désir. Rappelez-vous bien cela. Ce n'est pas parce que je l'ai voulu que j'ai cessé d'être un homme de Dieu. C'est par la volonté, je dirai même plus, c'est sur l'ordre de tous les gens comme vous, comme elle et comme lui, là-bas, dans sa prison, et comme tous ceux qui l'y ont enfermé pour assouvir sur lui leur volonté, comme ils l'ont assouvie sur moi, par l'insulte et la violence, pour assouvir leur volonté sur des êtres qui, comme eux, furent créés par Dieu, et qu'ils ont poussés à faire ce pour quoi, maintenant, ils les renient et les torturent. Ce n'est pas moi qui l'ai voulu. Ne l'oubliez pas.
— Je le sais, parce que les choix, offerts à l'homme ne sont pas si nombreux. Votre choix était déjà fait. » Hightower le regarde. « On vous a donné à choisir avant que je sois né, et vous avez choisi alors que, ni moi, ni elle, ni lui-même, n'étions encore nés. C'est vous qui avez choisi. Et, probablement, les bons doivent en souffrir autant que les méchants ; autant qu'elle, autant que lui, autant que moi. Et cette autre femme, tout comme les autres.
— Cette autre femme ? Une autre femme ? Faut-il donc qu'après cinquante ans, ma vie soit violée, ma paix soit détruite par deux femmes perdues, Byron ?
— Cette autre femme n'est pas une femme perdue. Elle a été perdue pendant trente ans, mais elle est retrouvée. C'est sa grand-mère.
— La grand-mère de qui ?
— De Christmas, dit Byron.
De la fenêtre sombre de son bureau, Hightower attend, surveille la rue et la grille, et il perçoit la musique lointaine qui commence. Il ne sait pas qu'il l'attend, que tous les mercredis et tous les dimanches soir, assis à la fenêtre sombre, il attend qu'elle commence. Il sait pour ainsi dire à une seconde près quand il devrait commencer à l'entendre. Il n'a pas besoin de montre ni de pendule. Il ne s'en sert jamais. Voilà vingt-cinq ans qu'il n'en a pas besoin. Il vit sans contact avec le temps mesuré. Cependant, et pour cette raison même, il en a toujours eu conscience. Il semble que, de son subconscient, il puisse produire, involontairement, les quelques cristallisations d'instants statiques qui, en ce monde, avaient, un jour, réglé, ordonné sa vie morte. Il n'avait pas besoin de pendule pour savoir, tout de suite, rien qu'en y pensant, où il se trouverait, à cette heure-là, dans son ancienne vie, ce qu'il serait en train de faire entre les deux bornes fixes qui marquent le commencement et la fin des offices du dimanche matin et du dimanche soir, de la prière du mercredi soir. Il aurait pu dire exactement à quel moment il serait entré dans le temple, et quand, exactement, il aurait donné à sa prière ou à son sermon une fin préparée d'avance. Ainsi, avant que le crépuscule fût tout à fait tombé, il se dit à lui-même : Les voilà qui se rassemblent. Ils s'avancent dans les rues, lentement. Ils entrent. Ils se saluent les uns les autres : les groupes, les couples, les personnes isolées. On cause un peu familièrement, dans le temple même, à voix basse, les dames agitent sans arrêt leurs éventails, chuchotent, saluent de la tête les amis qui entrent et passent dans l'allée centrale. Miss Carruthers (C'était son organiste. Il y avait bientôt vingt ans qu'elle était morte) est parmi elles. Bientôt elle va se lever et se diriger vers l'orgue Prière du dimanche soir. Il lui a toujours semblé que c'est à cette heure-là que l'homme est le plus près de Dieu, plus près qu'à aucune autre heure des sept jours. C'est alors seulement, parmi tous les autres services, qu'on sent quelque chose de cette paix qui est la promesse et la fin dernière de l'Église. C'est alors que l'esprit et le cœur sont purgés, s'ils doivent l'être jamais. C'est la fin de la semaine et de tous les désastres qu'elle a pu amener. Tout a été terminé, additionné et expié par la fureur austère et cérémonieuse de l'office du matin. La semaine suivante et ses désastres possibles ne sont pas encore nés. Au souffle doux et frais de la foi et de l'espérance, le cœur, alors, s'apaise pour un instant.
Assis à la fenêtre sombre, il croit les voir Ils se rassemblent, maintenant. Ils franchissent la porte. Ils sont presque tous là maintenant Puis il se met à dire : « Maintenant ! Maintenant ! » en se penchant un peu. Alors, comme si elle avait attendu ce signal, la musique commence. Les ondes de l'orgue s'élèvent, riches, sonores dans la nuit d'été. Dans l'entrelacs de leurs sonorités, il y a quelque chose d'abject et de sublime, comme si les voix elles-mêmes, libérées, prenaient la forme, l'attitude de crucifixions extatiques, solennelles et profondes, à mesure que s'enflent les crescendos. Et pourtant, même alors, la musique, comme toute musique protestante, garde toujours quelque chose de sévère, d'implacable, de déterminé. Les ondes sonores, avec moins de passion que d'immolation, demandent, implorent le refus de l'amour, le refus de la vie, les défendent aux autres, réclament la mort, comme si la mort était le plus grand des bienfaits. On eût dit que, ayant été façonnés par cela même que la musique louait et symbolisait, ceux qui l'acceptaient et en chantaient la louange, se servaient de cette louange elle-même pour se venger sur ce qui les avait fait ce qu'ils étaient. En écoutant, il lui semble percevoir l'apothéose de sa propre histoire, de son propre pays, de son propre sang : ces gens dont il est issu et parmi lesquels il vit et qui ne peuvent jamais goûter un plaisir ou souffrir une catastrophe, ni les éviter non plus, sans se mettre à en discuter. Plaisir, extase, ils semblent incapables de supporter cela. Pour s'en évader, ils ne connaissent que la violence, l'ivresse, les batailles, la prière. De même pour les catastrophes : une violence identique, et apparemment inévitable. Et, dans ces conditions, pourquoi leur religion ne les pousserait-elle pas à se crucifier eux-mêmes, à se crucifier mutuellement ? pense-t-il. Il croit entendre, dans la musique, la déclaration, la dédicace de cet acte qu'ils savent être obligés de faire demain. Il lui semble que la semaine qui se termine a fui, semblable à un torrent, que la semaine suivante, celle qui va commencer demain, est l'abîme, que maintenant, sur le rebord de la cataracte, le torrent fait entendre un cri unique, sonore, austère, non pour se justifier, mais pour lancer un dernier adieu avant la chute, pour saluer une dernière fois, non pas un dieu, mais l'homme enfermé dans sa cellule grillée, si près qu'il peut entendre, non seulement cette église, mais les deux autres temples qui dresseront eux aussi une croix pour sa crucifixion. « Et ils le feront avec joie », dit-il, assis à sa fenêtre sombre. Il sent que les muscles de sa bouche, de ses mâchoires, se contractent sous l'action d'une sorte de pressentiment, de quelque chose de plus terrible encore que le rire. « Ils le feront avec joie, car, avoir pitié de lui serait admettre le doute d'eux-mêmes, l'espoir, le besoin de la pitié pour eux-mêmes. Ils le feront donc avec joie. Et c'est pourquoi cela est si terrible, si terrible, si terrible. » En se penchant, il voit alors s'approcher trois personnes. Elles franchissent la grille. Leurs silhouettes se détachent à présent sur la lueur du réverbère, parmi les ombres. Il a déjà reconnu Byron, et il regarde les deux personnes qui le suivent. Il voit bien que l'une est une femme et l'autre un homme, bien que, à l'exception de la jupe que porte l'une d'elles, on pourrait presque les intervertir. Leur taille, leur volume les font paraître le double des gens ordinaires. On dirait deux ours. Il rit avant même d'avoir eu le temps de s'en empêcher. « Il ne manque à Byron qu'un mouchoir sur la tête et des boucles d'oreilles », pense-t-il en riant, en riant sans faire de bruit, car il s'efforce de se retenir afin de pouvoir aller à la porte où Byron va frapper.
Byron les conduit dans le bureau — la femme, le visage complètement immobile, boulotte dans sa robe violette, avec sa plume et son parapluie ; l'homme, incroyablement sale, l'air incroyablement vieux, avec son bouc souillé de tabac et ses yeux fous. Ils entrent, non pas avec appréhension, mais un peu comme des marionnettes qu'actionneraient des ressorts grossiers. La femme semble être la plus assurée ou, du moins, la plus consciente des deux. On dirait que, malgré cette inertie glacée qui semble mue mécaniquement, elle est venue dans un but défini ou, du moins, avec un vague espoir. Mais, il voit tout de suite que l'homme est dans une espèce de coma, comme inconscient et tout à fait indifférent à ce qui l'entoure. Pourtant, on sent en lui quelque chose de latent, d'explosif, d'absent et d'éveillé à la fois, paradoxalement.
— C'est elle, dit Byron tranquillement. C'est Mrs. Hines.
Ils restent là, tous les deux, sans bouger : la femme qui semble être arrivée au terme d'un long voyage et, parmi des visages et des lieux inconnus, paraît attendre, calme, glaciale, comme une statue en pierre polychrome ; le vieillard, crasseux, calme, absent et pourtant tout empli d'une fureur latente. On dirait que ni l'un ni l'autre n'ont regardé Hightower, avec ou sans curiosité. Il leur offre des chaises. Byron conduit la femme qui s'assied avec précaution, cramponnée à son parapluie. L'homme s'assoit brusquement. Hightower prend place derrière son bureau.
— De quoi veut-elle me parler ? dit-il.
La femme ne bouge pas. Vraisemblablement elle n'a pas entendu. Elle ressemble à quelqu'un qui, ayant accompli un voyage pénible sur la foi d'une promesse, s'abandonne complètement et attend.
— C'est lui, dit Byron. C'est le Révérend Hightower. Dites-lui. Dites-lui ce que vous voulez qu'il sache.
Le visage mort, elle regarde Byron. S'il y a quelque vie derrière ce visage, c'est une vie nullifiée par son immobilité même ; s'il y a quelque espoir, quelque désir, cet espoir, ce désir n'apparaissent pas.
— Dites-lui, dit Byron. Dites-lui pourquoi vous êtes venue. Pourquoi vous êtes venue à Jefferson.
— C'est parce que... » dit-elle. Sa voix éclate, soudaine et profonde, presque rauque, pas forte cependant. Elle a l'air tout étonnée d'avoir fait tant de bruit. Elle s'arrête, comme surprise, comme si le bruit de sa propre voix l'avait interrompue, et, tour à tour, elle regarde les deux visages.
— Dites-moi, dit Hightower. Essayez de me dire...
— C'est parce que je... » La voix se brise encore, meurt, rauque mais toujours grêle, tuée par son propre étonnement. On dirait que ces trois mots constituent un obstacle que sa voix ne peut pas franchir. Il leur semble la voir s'encourager elle-même à passer outre. « Depuis qu'il a atteint l'âge de marcher, je ne l'ai jamais vu, dit-elle. Pendant trente ans, je ne l'ai jamais vu. Jamais vu une seule fois marcher sur ses propres jambes et s'appeler par son propre nom.
— Chiennerie et abomination ! crie l'homme subitement d'une voix de tête, perçante et forte. Chiennerie et abomination !
Puis il s'arrête. Il n'est sorti de son état somnambulique que pour crier ces trois mots avec une brusquerie injurieuse et prophétique. Et c'est tout. Hightower le regarde, puis il regarde Byron. Byron dit tranquillement :
— C'est le fils de leur fille. Il... » D'un léger mouvement de tête, il montre le vieillard qui, maintenant, observe Hightower, l'œil brillant, fou. « Il l'a pris sitôt sa naissance et il l'a emporté. Elle ne savait pas ce qu'il en avait fait. Elle ne savait même pas s'il était encore vivant, jusqu'au moment où... »
Le vieillard l'interrompt avec la même brusquerie. Mais, cette fois, il ne crie pas. Sa voix, maintenant, est aussi calme, aussi sensée que celle de Byron lui-même. Elle est claire, un peu saccadée seulement.
— Oui, le vieux Doc Hines l'a pris. Dieu a donné au vieux Doc Hines la plus belle occasion d'agir et le vieux Doc Hines en a fourni aussi l'occasion à Dieu. Et, par la bouche des petits enfants, Dieu a manifesté Sa volonté. En présence de Dieu et des hommes, les petits enfants l'appelaient « Nègre ! Nègre ! » manifestant ainsi la volonté de Dieu. Et le vieux Doc Hines a dit à Dieu : « Mais ce n'est pas assez. Ces enfants s'appellent de noms bien plus vilains que « Nègre » et Dieu a dit : « Attends et tu verras, car je n'ai pas de temps à perdre avec toutes les ordures et les chienneries du monde. Je l'ai marqué déjà, et maintenant, je vais le mettre en mesure de comprendre. Et je t'ai placé là pour que tu le surveilles, pour que tu veilles à ce que Ma volonté soit faite. C'est à toi d'y voir, d'y regarder. » Sa voix s'arrête. Il n'a pas baissé le ton. Sa voix s'arrête simplement, comme lorsque la main de quelqu'un qui n'écoute pas le disque, soulève l'aiguille d'un gramophone. Hightower tourne les yeux vers Byron, le regard presque fou, lui aussi.
— Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? dit-il.
— J'aurais préféré qu'elle vînt vous parler sans lui, dit Byron. Mais on ne savait pas où le laisser. Elle dit qu'il faut qu'elle le surveille. Hier, à Mottstown, il s'efforçait d'exciter la foule à le lyncher, sans même se rendre compte de ce qu'il faisait.
— Le lyncher ! dit Hightower. Lyncher son propre petit-fils !
— C'est ce qu'elle dit, répond Byron du même ton. Elle dit que c'est pour ça qu'il est venu ici. Et c'est pour l'en empêcher qu'elle est venue avec lui.
La femme se remet à parler. Elle a peut-être écouté. Mais sa figure n'a pas plus d'expression que lorsqu'elle est entrée. Le visage de bois, elle se remet à parler de sa voix morte, avec une brusquerie presque égale à celle de l'homme.
— Il y a cinquante ans qu'il est comme ça. Plus de cinquante ans. Mais, c'est depuis cinquante ans seulement que j'en souffre. Même avant notre mariage il était toujours en bataille. La nuit même de la naissance de Milly, il fut mis en prison pour s'être battu. Voilà ce que j'ai supporté, ce que j'ai souffert. Il disait qu'il lui fallait se battre parce qu'étant plus petit que les autres, on tâchait toujours de lui en imposer. C'était en cela qu'il mettait sa vanité, son orgueil. Mais moi, je lui disais qu'il était possédé du diable et qu'un beau jour le diable viendrait le trouver, mais qu'alors ce serait trop tard, et que le diable lut : « Eupheus Hines, je viens toucher ce qui m'est dû. » Voilà ce que je lui ai dit, le lendemain du jour où Milly est née, alors que j'étais encore trop faible pour pouvoir même lever la tête. Il venait juste de sortir de prison. Je lui ai dit ça. Je lui ai expliqué que Dieu venait de lui donner un présage, un avertissement, que le fait d'avoir été emprisonné à l'heure, à la minute même où Milly était née était le signe par lequel le Seigneur lui montrait que le Ciel ne l'avait jamais jugé digne d'élever une fille. Un signe du Dieu d'en Haut que la ville (il était serre-frein dans les chemins de fer, à cette époque-là) ne pouvait que lui faire du mal. C'est ainsi qu'il l'a pris lui-même, parce que c'était un signe, et c'est alors que nous avons renoncé à vivre dans les villes, et, au bout de quelque temps, il a trouvé une place de contremaître dans une scierie. Et il réussissait alors, parce qu'il n'avait pas encore commencé à jurer en vain le nom du Seigneur et, par vanité, à justifier et à excuser le démon qui était en lui. Aussi, la nuit où la charrette à Lem Bush a passé par chez nous sans s'arrêter pour que Milly descende, quand Eupheus, une fois rentré, s'est mis à fouiller les tiroirs à la recherche de son revolver, je lui ai dit : « Eupheus, c'est le diable. Ce n'est pas le sort de Milly qui t'agite maintenant. » Et il a dit : « Diable ou pas diable... » et il m'a frappée, et alors, je suis tombée sur le lit et je l'ai observé. »
Elle s'arrête. Mais, elle, c'est avec une inflexion décroissante, comme si le ressort avait achevé de se dérouler au milieu du disque. De nouveau, Hightower détourne les yeux vers Byron, l'air pétrifié d'étonnement.
— C'est comme cela qu'on me l'a raconté aussi, dit Byron. Au début, je ne pouvais pas très bien m'y reconnaître. Ils habitaient dans une scierie où il était contremaître, là-bas, en Arkansas. La petite avait alors dix-huit ans. Une nuit, un cirque, qui se rendait à la ville, a passé devant la scierie. C'était en décembre, et il avait beaucoup plu, et une des roulottes a passé à travers un pont, tout près de la scierie, et les hommes sont venus les réveiller pour emprunter un palan pour sortir la voiture.
— C'est l'abomination divine de la chair de femme ! » crie soudain le vieillard. Puis sa voix tombe, s'éteint, comme s'il n'avait voulu qu'attirer l'attention. Il reprend, vite, d'un ton naturel, vague, fanatique, parlant toujours de lui à la troisième personne : « Il savait. Le vieux Doc Hines savait. Il avait vu le signe de l'abomination divine que portent toutes les femmes. Il l'avait vu déjà sur elle, sous ses vêtements. Aussi, quand il est revenu, après avoir mis son imperméable et allumé sa lanterne, elle était déjà à la porte, couverte également d'un manteau de pluie, et il a dit : « Retourne te coucher. » Et elle a dit : « Je veux y aller moi aussi. » Et il a dit : « Tu vas rentrer dans cette chambre. » Et elle est rentrée, et il est allé chercher le grand palan à la scierie et il a sorti la charrette. Il a travaillé presque jusqu'à l'aube, croyant qu'elle avait obéi à l'ordre du père que le Seigneur lui a donné. Mais il aurait dû savoir. Il aurait dû savoir l'abomination divine de la chair de femme. Il aurait dû reconnaître la forme ambulante de la chiennerie, de l'abomination, puant déjà en la présence de Dieu. Oser dire au vieux Doc Hines qu'était pas si bête qu'il était Mexicain, alors que le vieux Doc Hines pouvait voir, sur son visage, la noire malédiction du Dieu tout-Puissant... ! Lui dire... ! »
— Quoi ? » dit Hightower. Il parle très fort, comme s'il avait deviné qu'il lui faudrait étouffer la voix de l'autre par une simple augmentation de volume. « Qu'est-ce que tout cela veut dire ? »
— C'était un des hommes du cirque, dit Byron. Elle lui a dit que c'était un Mexicain. Sa fille lui a dit ça quand il l'a eue rattrapée. C'était peut-être ce que le gars avait dit à la fille. Mais lui (de nouveau il désigne le vieillard), lui, avait appris d'une façon quelconque que l'homme avait du sang noir. Peut-être étaient-ce les gens du cirque qui le lui avaient dit, je ne sais pas. Il n'a jamais dit comment il l'avait appris, comme si ce détail n'avait pas d'importance. Et, m'est avis que ça n'en avait pas, après la nuit suivante.
— La nuit suivante ?
— Elle s'était enfuie, je crois, la nuit où le cirque était resté en panne. Du moins, c'est ce qu'il dit. En tout cas, il s'est conduit comme si c'était vrai, et ce qu'il a fait n'aurait pas pu arriver s'il n'avait pas su, et si elle ne s'était pas enfuie. Toujours est-il que, le lendemain, elle est allée au cirque avec des voisins. Il l'a laissée aller, parce qu'à ce moment-là, il ne savait pas qu'elle s'était échappée, la veille au soir. Il n'eut pas le moindre soupçon, même quand elle sortit, tout endimanchée, pour monter dans la charrette des voisins. Mais, cette nuit-là, il attendit le retour de la charrette. Il l'entendit approcher sur la route et passer devant la maison comme si elle n'allait pas s'arrêter pour la laisser descendre. Et il sortit en courant, il appela, et le voisin arrêta sa charrette, et elle n'y était pas. Le voisin dit qu'elle les avait quittés sur l'emplacement du cirque pour passer la nuit chez une autre jeune fille qui habitait à six milles de là, et le voisin s'étonnait que Hines n'en sût rien parce qu'il dit que la fille avait sa valise à la main quand elle était montée dans la charrette. Hines n'avait pas vu la valise. Et elle... (Cette fois il montre le visage figé de la femme. Peut-être écoute-t-elle ce qu'il dit, on ne sait) elle dit que c'est le diable qui l'a guidé. Elle m'a dit que, pas plus lui qu'elle, ne pouvaient savoir où se trouvait leur fille ; et pourtant, il est rentré dans la maison, il a saisi son pistolet, il l'a renversée sur le lit quand elle a essayé de l'arrêter, puis, ayant sellé son cheval, il est parti. Et elle m'a dit qu'il avait pris le seul raccourci qui pouvait lui permettre de les rattraper. Il l'avait pris dans l'obscurité, parmi une douzaine d'autres. Et pourtant, il n'avait aucun moyen de savoir quelle route ils avaient prise. Mais il le savait. Il les trouva, comme s'il avait toujours su exactement où ils étaient, comme si lui et l'homme que la fille disait Mexicain s'étaient donné rendez-vous. On aurait dit qu'il savait. Il faisait nuit noire, et même quand il rattrapa le cabriolet, il n'avait aucun moyen de savoir que c'était celui qu'il cherchait. Mais il galopa droit derrière le cabriolet. Il n'en avait pas vu d'autre, cette nuit-là. Il avança à droite. Il se pencha, toujours dans l'obscurité complète, et, sans dire un mot, sans arrêter son cheval, il saisit l'homme. C'aurait pu être tout aussi bien un étranger ou un voisin, étant donné ce qu'il avait pu en juger par ses yeux ou par ses oreilles. Il le saisit d'une main et, de l'autre, à bout portant, il le tua raide, et il ramena sa fille chez lui, en croupe sur son cheval. Il laissa le cabriolet et l'homme là-bas, sur la route. Pour compléter, il s'était remis à pleuvoir.
Il s'arrête. Aussitôt, la femme commence à parler comme si elle avait attendu, avec une impatience rigide, que Byron se taise. Elle parle du même ton, uni, mort : Voix monotones, comme des strophes et des antistrophes, deux voix sans corps, racontant, comme en rêve, un événement accompli dans un pays sans dimension par des êtres immatériels.
— Renversée sur mon lit, je l'ai entendu partir et puis, j'ai entendu le cheval sortir de l'écurie et passer au galop devant la maison. Et je suis restée là, sans me déshabiller, à surveiller la lampe. L'huile baissait et, au bout d'un moment, je me suis levée et je l'ai portée à la cuisine pour la remplir et nettoyer la mèche. Et puis, je me suis déshabillée et je me suis couchée, laissant la lampe allumée. Il pleuvait toujours et il faisait froid aussi, et, au bout d'un moment, j'ai entendu le cheval rentrer dans la cour et s'arrêter devant la véranda, et je me suis levée. J'ai mis mon châle et je les ai entendus rentrer dans la cuisine. Je pouvais entendre les pas d'Eupheus et puis ceux de Milly. Ils suivirent le couloir jusqu'à la porte, et Milly resta là debout, la figure et les cheveux trempés de pluie, et sa robe neuve toute couverte de boue. Elle fermait les yeux, et Eupheus l'a frappée, et elle est tombée par terre, et elle est restée là, le visage semblable à celui qu'elle avait quand elle était debout. Et Eupheus était sur le pas de la porte, mouillé lui aussi et tout couvert de boue, et il a dit : « Tu disais que je faisais l'ouvrage du démon. Eh bien, je te ramène la dernière récolte que le démon s'est préparée. Demande-lui un peu ce qu'elle a dans le ventre. Demande-lui. » Et j'étais si fatiguée, et il faisait froid, et j'ai dit : « Qu'est-il arrivé ? » Et il a dit : « Va là-bas et regarde dans la boue, tu le verras. Il a peut-être pu lui faire croire qu'il était Mexicain, mais moi, il ne m'a pas trompé. Et il ne l'a jamais trompée elle non plus. Il n'en a jamais eu besoin. Et une fois, tu m'as dit que le diable viendrait un jour me réclamer son dû. Eh bien, il l'a fait. Ma femme m'a donné une putain. Mais, du moins, il a fait de son mieux quand le moment de payer a été venu. Il m'a indiqué la bonne route, et il a empêché le pistolet de trembler. »
« Et ainsi, parfois, il m'arrivait de penser à la victoire que le diable avait remportée sur Dieu. Parce que nous avons découvert que Milly allait avoir un enfant, et Eupheus est parti à la recherche d'un docteur qui pût faire le nécessaire. Je croyais qu'il en trouverait un, et, parfois, je pensais que ça serait mieux ainsi, si l'homme et la femme doivent vivre en ce monde. Et, parfois, j'espérais qu'il en trouverait un, car j'étais si fatiguée quand le procès fut fini et que le propriétaire du cirque revint et nous dit que l'homme avait vraiment du sang noir et n'était pas Mexicain. Et cela, Eupheus l'avait toujours dit, comme si le diable avait dit à Eupheus qu'il était noir. Et Eupheus, reprenant son pistolet, disait qu'il allait chercher un docteur ou en tuer un, et il partait, et il restait parfois huit jours absent, et tout le monde le savait, et j'essayais de décider Eupheus à quitter le pays, parce qu'après tout, ce n'était qu'un propriétaire de cirque qui avait dit qu'il était noir et il n'en était peut-être pas très sûr, et, en plus, lui aussi était parti et très probablement nous ne le reverrions plus jamais. Mais Eupheus refusait de partir, et Milly approchait de son terme, et Eupheus, avec son pistolet, tâchait toujours de trouver un docteur qui accepterait de le faire. Et puis, j'ai appris qu'il était de nouveau en prison. J'ai appris qu'il entrait dans les églises, pendant les prières du soir, dans les divers endroits où il essayait de trouver un docteur, et, un soir, pendant la prière, il s'était levé, il était monté en chaire et s'était mis à prêcher lui-même, criant contre les nègres, disant aux blancs de se soulever, de les tuer tous, et les fidèles l'avaient fait taire et descendre de la chaire, et il les avait menacés de son pistolet, dans l'église même, jusqu'au moment où la justice était venue l'arrêter et, pendant un temps, il est resté comme fou. Et puis, on a découvert que, dans une autre ville, il avait rossé un docteur, et qu'il s'était sauvé avant qu'on ait pu l'attraper. Et alors, quand il est sorti de prison, quand il est rentré à la maison, le terme de Milly était tout proche. Et j'ai cru, alors, qu'il avait cédé, qu'il avait enfin accepté la volonté de Dieu, parce qu'il restait tranquille chez nous, et un jour, il aperçut la layette que Milly et moi avions préparée et que nous lui avions cachée, et il s'informa tout simplement de la date de la naissance. Il s'informait chaque jour, et nous croyions qu'il avait cédé, que peut-être, d'aller ainsi dans les temples et en prison, cela l'avait accoutumé à l'idée, comme la nuit où Milly était née. Puis, le moment est arrivé et, une nuit, Milly m'a réveillée et m'a dit que c'était commencé, et je me suis habillée, et j'ai dit à Eupheus d'aller chercher le docteur, et il s'est habillé et il est sorti. Et j'ai tout préparé, et nous avons attendu, et l'heure à laquelle Eupheus et le docteur auraient dû être de retour est arrivée, mais Eupheus ne revenait pas, et j'attendais, pensant que le docteur ne pouvait pas tarder, si bien que j'ai fini par aller voir à la porte et là, j'ai vu Eupheus, assis sur la première marche, avec son fusil sur les genoux, et il m'a dit : « Rentre dans cette maison, mère de putain ! » et j'ai dit : « Eupheus ! » et il a levé son fusil et il a dit : « Rentre dans cette maison. Laisse le diable faire sa récolte. C'est lui qui a fait les semailles. » Et j'ai essayé de sortir par derrière, mais il m'a entendue, et il a fait le tour de la maison avec son fusil, et il m'a frappée avec le canon, et je suis retournée près de Milly, et il est resté debout, devant la porte du corridor, là où il pouvait voir Milly, jusqu'au moment où elle est morte. Alors, il s'est approché du lit et il a regardé le bébé, et il l'a pris, et il l'a levé au-dessus de la lampe comme s'il attendait pour voir qui allait triompher, le diable ou le Seigneur. Et j'étais si fatiguée, assise près du lit, regardant son ombre sur le mur et l'ombre de ses bras, et le petit paquet, tout en haut, sur le mur. Et j'ai pensé alors que le Seigneur avait gagné. Mais maintenant, je ne sais plus. Il a reposé l'enfant sur le lit, près de Milly, et il est parti. Je l'ai entendu sortir par la porte d'entrée, et je me suis levée, j'ai allumé le fourneau et j'ai fait chauffer du lait. » Elle s'arrête. Sa voix rauque, bourdonnante, s'éteint. De l'autre côté de son bureau, Hightower l'observe : la femme au visage de pierre, immobile dans sa robe violette, la femme qui n'a pas bougé depuis qu'elle est entrée dans la chambre. Et elle se remet à parler, sans remuer, presque sans agiter les lèvres, comme une marionnette avec un ventriloque dans la pièce à côté.
« Et Eupheus disparut. Le propriétaire de la scierie ignorait où il était parti. Il prit un nouveau contremaître, mais il me laissa occuper la maison quelque temps encore, parce qu'il ne savait pas où était Eupheus, et l'hiver approchait, et j'avais la charge du bébé. Et je ne savais pas plus que Mr. Gillman où se trouvait Eupheus jusqu'au jour où une lettre arriva. Elle venait de Memphis et contenait un chèque postal. Rien d'autre. Je n'étais pas plus avancée. Puis, en novembre, un autre chèque arriva, sans lettre, sans rien. Et j'étais si fatiguée, et puis, deux jours avant Noël, je me trouvais dans la cour à scier du bois, je rentre dans la maison, le bébé avait disparu. Je n'étais pas restée une heure dehors, et j'aurais dû le voir entrer et ressortir. Mais non. Je n'ai trouvé que la lettre, là où Eupheus l'avait laissée, sur l'oreiller que je mettais entre le bébé et le bord du lit pour l'empêcher de tomber, et j'étais si fatiguée. Et j'ai attendu, et, après Noël, Eupheus est revenu, et il a refusé de me dire. Il m'a dit seulement que nous allions aller ailleurs, et j'ai pensé qu'il avait déjà transporté le bébé là-bas et qu'il était revenu me chercher. Et il ne voulait pas me dire où nous allions aller habiter, mais il ne nous a pas fallu longtemps pour déménager, et j'étais presque folle, pensant à ce que pouvait bien faire le bébé en m'attendant, et il refusait toujours de me dire, et je croyais que nous n'arriverions jamais là-bas. Enfin, nous sommes arrivés, et le bébé n'était pas là, et je lui ai dit : « Tu vas me dire ce que tu as fait de Joey. Il faut que tu me dises. » Et il m'a regardée comme il avait regardé Milly, la nuit où elle était étendue sur son lit, mourante, et il a dit : « C'est l'abomination de Dieu Notre Seigneur, et je suis l'instrument de Sa volonté. » Et il est parti le lendemain, et je ne savais pas où il était allé, et un autre chèque est arrivé, et, le mois suivant, Eupheus est revenu et il m'a dit qu'il travaillait à Memphis. Et je savais qu'il gardait Joey caché quelque part, à Memphis, et c'était déjà quelque chose car, si je ne pouvais pas le faire, lui, du moins, pouvait s'occuper de Joey, là-bas. Et je savais qu'il me faudrait attendre le bon plaisir d'Eupheus pour savoir, et, chaque fois, je pensais que, la prochaine fois, il m'emmènerait peut-être avec lui à Memphis. Et j'attendais. Je cousais, je faisais des vêtements pour Joey, et ils étaient là tout prêts quand Eupheus arrivait, et j'essayais de lui faire dire si les vêtements allaient bien et s'il était en bonne santé, mais Eupheus refusait de parler. Il restait assis, lisant sa bible à haute voix. Il n'y avait que moi pour l'entendre. Il lisait dans sa bible. Il hurlait, comme s'il pensait que je ne croyais pas ce qu'il disait. Mais, pendant cinq ans, il refusa de parler, et je ne savais même pas s'il donnait à Joey les vêtements que je faisais. Et je n'osais pas l'interroger de peur de l'ennuyer, car c'était déjà quelque chose qu'il fût là-bas, auprès de Joey, même si, moi, je n'y étais pas. Et puis, au bout de cinq ans, il est rentré un jour, et il m'a dit : « Nous allons déménager. » Et j'ai pensé que le moment était venu, que j'allais enfin le voir. Si c'était un péché, je crois que nous l'avions tous expié maintenant, et je pardonnais même à Eupheus. Parce que je croyais que, cette fois, nous allions enfin à Memphis. Mais ce n'était pas à Memphis. Nous sommes venus à Mottstown. Il nous fallut passer par Memphis et je l'ai supplié. C'était la première fois que je le suppliais. Mais, cette fois, je l'ai fait, juste une minute, une seconde. Je l'ai supplié, non pas de me laisser le toucher, ni lui parler, non. Mais Eupheus a refusé. Nous ne sommes même pas sortis de la gare. Nous étions descendus d'un train et nous avons attendu la correspondance pendant sept heures, sans même quitter la gare, et nous sommes allés à Mottstown. Et Eupheus n'est plus jamais retourné travailler à Memphis et, au bout de quelque temps, j'ai dit : « Eupheus ! » et il m'a regardée, et j'ai dit : « J'ai patienté cinq ans et je ne t'ai jamais ennuyé. Peux-tu me dire une fois seulement s'il est mort ou vivant ? » Et il m'a dit : « Il est mort. » Et j'ai dit : « Mort pour le monde des vivants ou pour moi seulement ? S'il n'est mort que pour moi, dis-le moi. Dis-moi cela au moins, car, depuis cinq ans, je ne t'ai jamais ennuyé. » Et il a dit : « Il est mort pour toi, et pour moi, et pour Dieu, et pour le royaume de Dieu, pour toujours et à jamais. »
Elle s'arrête encore. Derrière son bureau, Hightower l'observe avec cet étonnement tranquille, désespéré. Byron, la tête un peu baissée, ne bouge pas non plus. Tous les trois sont comme trois rocs à fleur d'eau, au-dessus d'une plage à marée basse. Quant au vieillard, il a écouté presque attentivement avec cette faculté à lui de passer instantanément de la complète attention, qui n'a pas l'air d'entendre, à cette sorte d'état comateux dans lequel le regard fixe de ses yeux, apparemment invertis, est aussi gênant à voir que s'il les tenait dans sa main. Soudain, il s'écrie d'une voix éraillée, sonore et folle. Il parle, incroyablement vieux, incroyablement sale :
— C'était le Seigneur. Lui-même, en personne. Le vieux Doc Hines aussi donnait à Dieu une occasion unique. Et le Seigneur a dit au vieux Doc Hines ce qu'il avait à faire, et le vieux Doc Hines l'a fait. Et le Seigneur a dit au vieux Doc Hines : « Surveille bien maintenant et tu verras Ma volonté s'accomplir. » Et le vieux Doc Hines a surveillé, et il a entendu la bouche des petits enfants, des orphelins de Dieu, de Dieu qui leur mettait Ses mots, Sa connaissance dans la bouche, car ils ne pouvaient pas savoir, étant encore indemnes de péché, même les petites filles, sans péché ni chiennerie encore. « Nègre ! Nègre ! » dans la bouche innocente des petits enfants. Et Dieu a dit au vieux Doc Hines : « Qu'est-ce que je t'avais dit ? Et maintenant. Je vais laisser Ma volonté s'accomplir, et maintenant. Je m'en vais. Il n'y a pas assez de péché ici pour M'occuper, car peu m'importent les fornications d'une catin ; elles font aussi partie de Mes desseins. » Et le vieux Doc Hines a dit : « Comment les fornications d'une catin pourraient-elles faire partie de Vos desseins ? » Et Dieu a dit : « Attends et tu le verras. Crois-tu que ce soit simplement par hasard que j'ai choisi ce jeune docteur pour trouver Mon abomination enveloppée dans cette couverture, sur les marches, la nuit de Noël ? Crois-tu aussi que ce soit par hasard que la directrice était absente cette nuit-là, de sorte que ces petites catins ont pu le baptiser Christmas, en sacrilège envers Mon fils ? Je pars donc maintenant, car Ma volonté n'a plus qu'à s'accomplir et je peux te laisser là pour surveiller. » Alors, le vieux Doc Hines a surveillé et attendu. Du calorifère même du Bon Dieu, il a surveillé les enfants et la semence ambulante du démon que tous ignoraient et qui polluait la terre par l'effet de ce mot qu'on lui jetait à la face. Parce que, maintenant, il ne jouait plus avec les autres. Il restait seul, tranquille, et le vieux Doc Hines savait qu'il écoutait en lui-même la menace cachée de la malédiction de Dieu, et le vieux Doc Hines lui a dit : « Pourquoi ne joues-tu plus avec les autres, comme autrefois ? » et il n'a rien répondu, et le vieux Doc Hines a dit : « C'est-il parce qu'ils t'appellent nègre ? » Et il n'a rien répondu, et le vieux Doc Hines a dit : « Crois-tu que tu es un nègre parce que Dieu t'a marqué au visage ? » Et il a dit : « Est-ce que Dieu est un nègre aussi ? » Et le vieux Doc Hines a dit : « Il est le Seigneur Dieu, le Dieu des Armées. Sa volonté sera faite. Pas la tienne, ni la mienne, parce que toi et moi, nous faisons tous les deux partie de Ses desseins, partie de Sa vengeance. » Et il s'est éloigné, et le vieux Doc Hines le regardait écouter, entendre la volonté vengeresse du Seigneur. Et le vieux Doc Hines a découvert qu'il regardait le nègre travailler dans la cour, qu'il le suivait dans la cour pendant qu'il travaillait, si bien qu'à la fin, le nègre lui a dit : « Pourquoi que tu me regardes, petit ? » Et il a dit : « Comment que ça se fait que t'es nègre ? » Et le nègre a dit : « Qui t'a dit que j'étais nègre, sacré sale petit bâtard de blanc ? » Et il a dit : « Moi, j' suis pas nègre. » Et le nègre a dit : « T'es pire que ça. Tu n' sais pas ce que t'es. Et bien plus, tu n' le sauras jamais. Tu vivras, tu mourras, sans jamais le savoir. » Et il a dit : « Dieu n'est pas nègre. » Et le nègre a dit : « M'est avis que tu devrais savoir ce qu'est Dieu, parce que Dieu est bien le seul à savoir ce que t'es. » Mais Dieu n'était pas là pour le dire, parce qu'après avoir mis Sa volonté en marche, il avait laissé le vieux Doc Hines pour l'observer. A partir de cette première nuit, après avoir choisi le jour anniversaire de Son propre Fils pour la mettre en marche, Il avait laissé le vieux Doc Hines pour surveiller. Il faisait froid cette nuit-là, et le vieux Doc Hines était là, dans le noir, juste au coin, là d'où il pouvait voir le perron et l'accomplissement de la volonté de Dieu, et il a vu ce jeune docteur qui s'approchait dans un esprit de débauche et de fornication. Il s'est arrêté, il s'est penché, et il a pris l'abomination du Seigneur et il l'a portée dans la maison. Et le vieux Doc Hines a suivi et il a vu et entendu. Il a vu ces jeunes catins qui, en l'absence de la directrice, profanaient le saint anniversaire du Seigneur par des cocktails et du whiskey. Elles ont défait la couverture. Et ce fut elle, la Jézabel du docteur, elle, l'instrument du Seigneur, qui a dit : « Appelons-le Christmas ! » Et' une autre a dit : « Comment Christmas ? Christmas quoi ? » Et Dieu a dit au vieux Doc Hines : « Dis-leur. » Et toutes, suant la débauche, ont regardé le vieux Doc Hines et se sont écriées : « Tiens ! mais c'est Uncle Doc. Regardez, Uncle Doc, ce que le père Noël nous a apporté, ce qu'il a déposé sur les marches du perron. » Et le vieux Doc Hines a dit : « Il s'appelle Joseph. » Et elles ont cessé de rire, et elles ont regardé le vieux Doc Hines, et la Jézabel a dit : « Comment le savez-vous ? » Et le vieux Doc Hines a dit : « C'est le Seigneur qui me l'a dit. » Alors, elles se sont mises à rire, à hurler : « Il est écrit dans le Saint Livre : Christmas, le fils de Joe. Joe, le fils de Joe, Joe Christmas », dirent-elles, « A la santé de Joe Christmas ! » Et elles essayèrent de faire boire aussi le vieux Doc Hines à la santé de l'abomination de Dieu. Mais il a renversé le verre. Et il n'a plus eu qu'à surveiller, qu'à attendre (et il l'a fait selon le bon plaisir de Dieu) que le mal sortît du mal. Et la Jézabel du docteur est accourue de sa couche lubrique, puant encore le péché et la peur : « Il était caché derrière le lit », dit-elle. Et le vieux Doc Hines a dit : « Ce savon parfumé qui tentait votre propre inconduite, vous l'employiez pour l'abomination du Seigneur et pour Son outrage. Supportez-en les conséquences. » Et elle a dit : « Vous pouvez lui parler. Je vous ai vu. Vous pourrez le persuader. » Et le vieux Doc Hines a dit : « Vos fornications ne m'intéressent pas plus qu'elles n'intéressent le Seigneur. » Et elle a dit : « Il va tout raconter et on me renverra. Je serai déshonorée. » Debout près du vieux Doc Hines, elle puait alors la débauche et la lubricité. Et la volonté de Dieu s'accomplissait sur elle, en cette minute, sur elle qui avait outragé la maison où Dieu abritait Ses petits orphelins. « Vous n'êtes rien, dit le vieux Doc Hines, vous et toutes les catins. Vous n'êtes qu'un instrument de la vengeance de Dieu sans qui même un moineau ne peut tomber du nid. Vous êtes un instrument de Dieu, de même que Joe Christmas et le vieux Doc Hines. » Et elle s'en est allée, et le vieux Doc Hines a attendu, a observé, et, peu de temps après, elle est venue, le visage semblable à celui des bêtes voraces du désert. « J'ai réglé son affaire », dit-elle. Et le vieux Doc Hines a dit : « Réglé ? Comment ? » car le vieux Doc Hines savait tout, parce que le Seigneur Dieu ne cachait pas Ses desseins à l'instrument qu'il avait choisi, et le vieux Doc Hines a dit : « Vous avez accompli la volonté préétablie du Seigneur. Allez, maintenant, l'outrager en paix jusqu'au jour du Jugement. » Et son visage était semblable à celui des bêtes voraces du désert, et, de ses lèvres polluées de rouge immonde, elle éclata de rire au nez de Dieu. Et ils sont venus, et ils l'ont emmené. Le vieux Doc Hines l'a vu partir dans la carriole, et il est rentré attendre Dieu, et Dieu est venu et Il a dit au vieux Doc Hines : « Tu peux partir aussi. Tu as fait Mon travail. Il n'y a plus ici que des péchés de femmes et cela ne vaut pas la peine que l'instrument que j'ai choisi reste à les surveiller. » Et le vieux Doc Hines est parti quand Dieu lui a dit de le faire. Mais il est resté en rapport avec Dieu et, la nuit, il disait : « Et ce bâtard, Seigneur ? » Et Dieu disait : « Il marche encore à la surface de Ma terre. » Et le vieux Doc Hines restait en rapport avec Dieu et, une nuit, il s'est débattu, il a lutté, il a crié : « Et le bâtard, Seigneur ? Je sens ! Je sens les dents, les crocs du mal ! » Et Dieu a dit : « C'est ce bâtard. Ton œuvre n'est pas encore achevée. Il est une pollution, une abomination à la surface de Ma terre. »
Depuis longtemps, le bruit de la musique dans l'église lointaine a cessé. Par la fenêtre ouverte n'arrive plus, maintenant, que la myriade de bruits paisibles des nuits d'été. Hightower est assis derrière son bureau. Plus que jamais il semble gauche comme une bête qu'on aurait jouée, trompée dans son besoin de fuite, acculée maintenant par ceux qui l'ont jouée et trompée. Les trois autres, assis, lui font face, un peu comme les membres d'un jury. Deux d'entre eux sont immobiles aussi, la femme au visage pétrifié, immobile comme un roc qui attend, le vieillard avec quelque chose d'épuisé, comme la mèche charbonneuse d'une bougie dont on aurait souillé la flamme trop violemment. Seul, Byron a l'air d'être en vie. Il baisse la tête. Il semble contempler une de ses mains posée sur ses genoux. Il en frotte l'index et le pouce ensemble, lentement, comme pour pétrir. Il semble réfléchir, perdu dans sa méditation.
Quand Hightower parle, Byron sait que ce n'est pas à lui qu'il s'adresse, qu'il ne s'adresse à personne dans la chambre.
— Que veulent-ils que je fasse ? dit-il. Que pensent-ils, qu'espèrent-ils, que croient-ils que je puisse faire ?
Aucun bruit ne répond. Apparemment, ni l'homme ni la femme n'ont entendu. Byron ne s'attend pas à ce que l'homme entende. « Lui, ce n'est pas d'aide qu'il a besoin, pense-t-il, mais plutôt qu'on l'arrête. » Il pense, il se rappelle cet état comateux de suspension rêveuse et pourtant aliénée dans lequel le vieillard a erré, un peu derrière la femme, depuis qu'il les a rencontrés, douze heures auparavant. « Ce dont il a besoin, c'est qu'on l'arrête. M'est avis que ce n'est pas seulement pour elle qu'il est heureux qu'il soit, si l'on peut dire, inoffensif. » Il regarde la femme. Il dit tranquillement presque tendrement :
— Allez, dites-lui ce que vous vouliez lui dire. Il veut savoir ce que vous voudriez qu'il fasse. Dites-lui.
— J'ai pensé que peut-être... » Elle parle sans bouger. Sa voix est moins timide que rouillée, comme si elle se trouvait dans l'obligation d'exprimer une chose hors du domaine des choses qu'on dit tout haut, une de ces choses qu'on ne peut que sentir ou connaître. « Mr. Bunch m'a dit que peut-être... »
— Quoi ? » dit Hightower. Il parle sèchement, avec de l'impatience dans sa voix aiguë. Lui non plus n'a pas bougé, renversé dans son fauteuil, les mains sur les accoudoirs. « Quoi ? Que quoi ? »
— J'ai pensé... » La voix s'éteint encore. Par la fenêtre arrive le bruissement continu des insectes. Puis, la voix reprend, plate, atone. Elle est assise aussi, la tête un peu baissée, comme si elle écoutait elle-même sa propre voix avec le même intérêt tranquille. « C'est mon petit-fils, le petit garçon de ma fille. J'ai pensé que si je... que s'il... » Byron écoute tranquillement, pensant C'est drôle. On dirait qu'on les a échangés quelque part. On dirait que c'est lui qui a un petit-fils noir à la veille d'être pendu La voix continue : « Je sais bien qu'on ne devrait pas venir ennuyer un étranger. Mais, vous avez de la chance. Un célibataire. Un homme seul qui a pu vieillir sans avoir à connaître le désespoir d'aimer. Mais je suis sûre que vous ne pourriez pas comprendre, même si je vous expliquais comme il faut. J'ai pensé que si, pour un jour seulement, les choses pouvaient être comme s'il ne s'était rien passé. Comme si les gens n'avaient jamais découvert que c'est lui l'assassin... » La voix s'arrête encore. Elle n'a pas bougé. On dirait qu'elle écoute sa propre voix s'arrêter comme elle l'a écoutée commencer, avec le même intérêt, la même tranquille indifférence.
— Continuez, dit Hightower de sa même voix aiguë, impatiente. Continuez !
— Je ne l'ai jamais vu depuis qu'il a l'âge de marcher, de parler. Depuis trente ans, je ne l'ai jamais vu. Je ne dis pas qu'il n'a pas fait ce qu'on dit qu'il a fait. Qu'il ne doive pas en souffrir comme il a fait souffrir ceux qui ont aimé et perdu. Mais, si on pouvait, par exemple, le laisser libre un seul jour. Comme si ça n'était pas encore arrivé. Comme si le monde n'avait encore rien contre lui. Alors, ça serait un peu comme s'il était parti en voyage et qu'il en serait revenu homme fait. Si cela se pouvait, rien que pour un jour. Après cela, je ne me mettrais plus en travers. S'il l'a fait, ce n'est pas moi qui me mettrai jamais entre lui et ce qu'il doit souffrir. Rien qu'un jour, vous comprenez. Comme s'il était revenu de voyage, d'un voyage qu'il me raconterait, sans que le monde vivant soit encore contre lui.
— Oh ! » dit Hightower de sa voix haute, aiguë. Bien qu'il n'ait pas bougé, bien que les jointures des doigts qui crispent les bras du fauteuil soient raides et blanches, un tressaillement réprimé commence à se dessiner lentement sous ses vêtements. « Ah ! oui, dit-il, c'est tout ? C'est simple. Simple. Simple. » Il a parlé tout bas, mais maintenant, sa voix s'élève. « Qu'est-ce qu'ils veulent que je fasse ? Que dois-je faire maintenant ? Byron ! Byron ! Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'ils me demandent à présent ? »
Byron s'est levé. Il est debout près du bureau, les mains sur le bureau, face à Hightower. Hightower ne bouge pas encore. Seul, ce tressaillement continu, grandissant, fait frissonner son gros corps flasque :
— Ah ! oui, j'aurais dû m'en douter. C'est Byron qui va me le demander. J'aurais dû le deviner. Il fallait bien nous réserver cela, à Byron et à moi. Allons, allons, parlez ! Pourquoi hésitez-vous maintenant ?
Byron baisse les yeux vers le bureau, vers ses mains sur le bureau. — C'est une bien triste chose, une bien triste chose.
— Ah ! de la pitié ? Après tout ce temps-là ? De la pitié pour moi, ou pour Byron ? Allons, parlez. Que voulez-vous que je fasse ? Car c'est vous, je le sais. Je l'ai toujours su. Ah ! Byron, Byron, quel bon dramaturge vous auriez fait !
— Vous voulez dire peut-être un commis-voyageur, un agent, un garçon de magasin, dit Byron. C'est une bien triste chose, je le sais. Vous n'avez pas besoin de me le dire.
— Mais, je ne suis pas extralucide comme vous. Vous avez l'air de savoir ce que je pourrais vous répondre et, cependant, vous n'osez pas me dire ce que vous voulez que je sache. Voulez-vous que j'aille m'accuser du crime ? C'est ça ?
Le visage de Byron se crispe en une grimace légère, fugitive, sardonique, fatiguée, sans gaieté. — C'est presque ça, m'est avis. » Puis son visage se calme, redevient presque grave. « C'est une bien triste chose à demander. Dieu sait que je m'en rends bien compte. » Il regarde sa main qui remue lentement, préoccupée et banale, sur le bureau. « Je me rappelle vous avoir dit une fois qu'il y a un prix à payer lorsqu'on est bon, tout comme lorsqu'on est mauvais... des frais à payer. Et ce sont les bons qui ne peuvent refuser la note quand elle arrive. Ils ne peuvent la refuser pour la raison bien simple qu'on ne peut les forcer à payer. C'est comme un honnête homme qui joue. Les méchants, eux, peuvent refuser la note. C'est pourquoi personne n'espère jamais les voir payer, ni à vue, ni autrement. Mais les bons ne peuvent pas faire ça. Peut-être met-on plus longtemps à payer pour être bon que pour être mauvais. Et ce n'est pas comme si vous ne l'aviez pas déjà fait, comme si vous n'aviez pas payé déjà une fois une note de ce genre.
— Allez, allez, que dois-je faire ?
Byron, d'un air rêveur, regarde sa main lente, incessante. — Il n'a pas avoué qu'il l'avait tuée. Et les seules preuves qu'on ait contre lui, c'est la parole de Brown. Autant dire rien. Vous pourriez dire qu'il était chez vous cette nuit-là... et toutes les nuits où Brown prétend l'avoir vu monter à la grande maison et y entrer. Les gens vous croiraient. Ils croiraient cela en tout cas. Ils croiraient cela de vous plus facilement qu'ils ne croiraient qu'il vivait maritalement avec elle et qu'il l'a tuée. Et vous êtes vieux maintenant. Ils ne vous feraient rien qui pût vous blesser maintenant. Et je crois que, pour le reste, vous êtes bien habitué à tout ce qu'ils pourraient vous faire.
— Oh ! dit Hightower. Ah ! Oui. Oui. Ils le croiraient. Ça serait très simple. Excellent. Excellent pour tout le monde. Et on le rendrait à ceux qui ont souffert par lui, et Brown, sans sa prime, on pourrait lui faire peur, l'obliger à légitimer l'enfant et à s'enfuir ensuite, pour toujours cette fois. Et alors, il n'y aurait plus qu'elle et Byron. Étant donné que je ne suis qu'un vieillard qui a eu la chance de vieillir sans avoir à connaître le désespoir d'aimer. » Un tremblement continu l'agite. Il a levé les yeux. A la lueur de la lampe, sa face luit comme si elle eût été huilée. Torturée, tordue, elle brille à la lueur de la lampe. La chemise jaunie, souvent lavée, qui était fraîche ce matin est maintenant trempée de sueur. « Ce n'est pas que je ne puisse pas, que je n'ose pas, dit-il. C'est que je ne veux pas. Je ne veux pas, vous m'entendez ? » Il lève les mains de dessus les bras du fauteuil. « C'est parce que je ne veux pas le faire. » Byron ne bouge pas. Sur le bureau, la main s'est arrêtée. Il regarde l'autre homme, pensant Ce n'est pas contre moi qu'il crie. Il a l'air de savoir qu'il a, plus près de lui, quelque chose qu'il lui faudrait convaincre Car maintenant, les mains levées, crispées, le visage en sueur, la lèvre retroussée sur ses dents gâtées, contractées, autour desquelles pendent les longues bajoues de chair flasque, couleur de mastic, Hightower hurle : « Je ne veux pas le faire ! Je ne veux pas ! » Soudain, sa voix s'élève encore plus haut : « Sortez, crie-t-il. Sortez de chez moi ! Sortez de chez moi ! » Puis il retombe en avant, sur son bureau, le visage entre ses bras étendus et ses poings crispés. Quand, précédé des deux vieillards, Byron se retourne sur le seuil de la porte, il voit que Hightower n'a pas bougé. Sa tête chauve, ses bras étendus, aux poings crispés, s'étalent dans la flaque de lumière qui tombe de l'abat-jour. Par-delà la fenêtre ouverte, le bruit des insectes n'a pas cessé, n'a pas faibli.